lundi, novembre 06, 2006

Actualité - Visite à la prison hors la loi - Parodie judiciaire à Guantanamo

Franc-Parler publie un article tiré du journal El Pais qui affiche au grand jour toute la perfidie américaine en matière de droit humain et de droit international. Le climat de terreur règne en roi et maître!

Les iguanes de Guantanamo ont plus de droits que les détenus du goulag de notre temps. Il s’agit d’une espèce protégée, en vertu de quoi la vitesse sur les routes de la base navale est limitée à 40 km/h Si un militaire pressé, saoul ou inconscient dépasse la limite de vitesse et a le malheur d’en écraser un, il se verra infliger une amende de dix mille dollars.

Nous sommes, tout au bord d’une mer idyllique, dans un centre de détention qui a totalement coupé du monde, depuis plus de quatre ans, quelque huit cents personnes. «Aujourd’hui, les détenus sont un peu plus de 430 et un peu moins de 800, le reste a été libéré», informe, énigmatique, le général Edward Leacock, chef en second de ce théâtre cauchemardesque.

Les instructions sont particulièrement restrictives : laisser dehors appareil photo et magnétophone. Ne citer aucun des noms des présents. Accéder à la salle avec en main un papier et un stylo, et rien d’autre. Ne rien porter qui puisse permettre à votre interlocuteur de vous identifier. La parodie de justice orchestrée par les militaires de Guantanamo est sur le point de commencer. L’annonce lumineuse au-dessus de la porte l’indique : « Procès en cours ». A l’intérieur, tout est prêt : le fauteuil du juge, la table de la défense, celle de l’accusation, un espace pour la presse et quelques sièges supplémentaires pour d’éventuels témoins. Les murs sont blancs sans aucune fenêtre. De l’intérieur, impossible de savoir s’il fait jour ou nuit. Dehors il fait chaud et c’est bien normal puisqu’on est à Cuba. Dedans il fait un froid à vous faire claquer des dents. L’air conditionné agite les feuilles des dossiers. Le mobilier est franchement vulgaire. A chaque coin se trouve une caméra qui enregistre le procès, suivi à l’écran par d’autres militaires ou agents secrets ayant pris place dans la salle voisine. L’ensemble est présidé par le drapeau des États-Unis.

«Debout», lance d’une voix martiale un lieutenant de la Marine. Le prisonnier, un homme corpulent, se lève. Au GITMO (abréviation, à l’usage des Étasuniens, de ce mot fort difficile à prononcer qu’est Guantanamo), le régime alimentaire quotidien représente 4 200 calories; sans exercice physique aucun, il y a de quoi grossir. C’est un Afghan de 27 ans qui porte une longue barbe et dont je ne puis fournir le nom puisque j’ai signé un papier m’engageant à ne pas le révéler. Le traducteur se lève, le militaire nord-américain qui représente le détenu se lève, les deux journalistes admis au cirque se lèvent aussi.

«La séance est ouverte», confirme solennellement une capitaine de la Marine qui vient d’entrer et qui sera juge. Mis à part l’accusé, les journalistes et le traducteur, les autres sont des militaires qui jouent consciencieusement leur rôle de comédiens.

Peu de temps avant, deux jeunes soldats, un homme et une femme, en uniforme étaient sortis de cette même salle avec aux mains des gants de plastique vert. Ils venaient d’y conduire le prisonnier et l’y avait laissé enchaîné au sol par les chevilles. Tout est prévu: l’accusé s’assoit sur une vulgaire chaise en plastique blanc, «qui ne représente de danger ni pour lui ni pour les autres», selon le capitaine Waddingham qui est là pour faire les commentaires adéquats aux deux reporters. Le tout est solidement rivé au sol. La mobilité du détenu est réduite à zéro. Il porte des menottes aux mains. Son uniforme est blanc, ce qui signifie que son degré de dangerosité est le plus bas, selon le classement opéré par les militaires. Si le détenu est moyennement dangereux, sa combinaison est beige; les combinaisons orange sont réservées à ceux qui, malgré des années d’enfermement, résistent. Un prisonnier qui se conduit comme il faut a droit à une brosse à dents, un rouleau de papier hygiénique, du savon, du shampooing, des draps, des couvertures et même du linge de corps. Les rebelles se lavent les dents avec le doigt, ils ont droit à un morceau de papier hygiénique par jour et ils dorment sur des banquettes rigides. Quant à ceux qui ont tenté de se suicider, ils portent une sorte de camisole de force de couleur verte à même le corps. Dans toutes les cellules, mêmes les pires, une croix indique la direction de la Mecque.

La capitaine qui joue le rôle du juge porte un chignon qui lui étire la peau du front, un uniforme superbement repassé, des lunettes qui lui dissimulent la moitié du visage. Elle a devant elle un dossier de plastique blanc où sont écrits tous les mots qu’elle va désormais prononcer. L’interprète du détenu en détient déjà la traduction en pachtoune. Pour les acteurs-militaires, rien n’est spontané, et pour le détenu tout ressemble tellement à un cauchemar qu’il se demande peut-être s’il est endormi ou éveillé.

«Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité?», demande la capitaine au détenu, en anglais. L’interprète, un Afghan qui a un passeport des Etats-Unis et qui a été désigné par le gouvernement de ce pays, répète la même question, en pachtoune. L’accusé répond patiemment, à voix basse: «J’ai déjà juré deux fois, je peux jurer une fois de plus.» Depuis qu’il a été capturé par l’Armée nord-américaine en lutte contre le terrorisme, en Afghanistan, vers le milieu de l’année 2002, l’homme sans nom s’est déjà présenté deux fois devant ceux qui décident de sa liberté ou de son emprisonnement. Il faut croire que ces deux fois-là, il n’avait pas convaincu ses geôliers de son innocence. Il faut donc recommencer.

«Alors, c’est oui ou c’est non?», s’impatiente un autre officier haut gradé. Le traducteur, d’un petit rire nerveux, transmet la question et y ajoute sans doute quelques fioritures et recommandations, car il parle bien plus longtemps que l’officier. Finalement c’est oui, il jure «par Allah». Question: «Apparteniez-vous à Al Qaeda, la bande terroriste d’Ossama Ben Laden?» Réponse: «Lorsque les talibans sont arrivés, nous avons fui au Pakistan.» «C’est oui ou non?» demande le militaire qui ne semble pas admettre d’autre réponse.

L’interprète, inquiet, regard apeuré, rougit et prodigue à nouveau ses conseils à son «client». Résultat de sa médiation: «Non.» Pourquoi estimez-vous que vous ne constituez plus un danger pour le peuple des États-Unis?» Réponse: «Je le répète pour la troisième fois: je n’ai jamais prononcé un mot contre l’Amérique, je suis un ami de l’Amérique et des Américains», affirme-t-il mécaniquement.

Le détenu qui ne sait ni de quoi il est accusé ni quelles preuves ont été retenues contre lui, qui n’a jamais eu d’avocat ni rencontré un juge (à Guantanamo, ils ne sont que dix à avoir un vrai procès ouvert), soutient quelques instants le regard de la journaliste. Il sait que s’il ne se montre pas convaincant aujourd’hui, il lui faudra attendre un an de plus pour que son cas soit révisé. Son regard cherche à gauche et à droite, mais il sait qu’il est seul. Personne n’est à ses côtés. Mis à part les deux reporters et l’interprète, il est le seul civil de la salle. Il a en face de lui sept militaires dont certains font des efforts louables pour ne pas s’endormir. Pas de témoins. Pas d’avocats. Ses yeux le disent: il est conscient d’être tombé dans ce trou noir qu’est Guantanamo peut-être pour toute la vie, où jusqu’à l’effondrement du nouvel ordre instauré par le président George W. Bush. «Je suis innocent», parvient-il à dire. «Je suis innocent». Et il cherche de nouveau le regard de qui peut raconter sa tragédie au-delà de ces murs.

La capitaine au chignon le regarde. Et reprend la parole: «Cette cour décidera. La séance est levée. » Elle se lève et sort d’un pas martial.

Mais quelle séance, s’il n’y pas de tribunal? Quelle cour, s’il n’y a pas de magistrats? Quelle condamnation, s’il n’y a pas de chef d’accusation? «Personne ne l’a cru», dit à son sergent le soldat aux gants verts qui détachera le prisonnier du sol et le conduira jusqu’à sa cellule lentement, c’est-à-dire à la vitesse que permet la courte chaîne qui relie ses chevilles.

Ce que personne ne pourrait croire, c’est ce dont j’ai été témoin ce jeudi 18 octobre entre 13h et 14h27, dans une salle toute blanche de la base de Guantanamo, où on aurait dû afficher au-dessus de la porte « parodie de procès en cours».

Le général Leacock parle: «Je vais vous donner le grand titre de votre article: il n’existe pas au monde de camp de détention plus transparent que celui de Guantanamo». Une transparence sans doute un peu particulière, puisque Zen Ulabedin Merozhev a dit à son interprète qu’il ne se voyait pas dans une glace depuis cinq ans. Faites un effort d’imagination: cinq ans sans voir votre visage dans une glace, cinq ans de réclusion dans un camp de détention situé à des milliers de kilomètres de chez vous, cinq ans sans le moindre droit.

Rappelons ici que plus de huit cents personnes, dont des enfants, sont passées par les cellules de Guantanamo depuis que la base navale a été transformée en outil de la guerre contre le terrorisme, en 2002. Et qu’environ 430 y sont encore. Que sur ce total, dix seulement connaissent les chefs d’accusation retenus contre eux. Que les dénonciations de tortures physiques et psychologiques n’ont pas cessé. Que la Convention de Genève a été bafouée et pervertie: elle sert d’excuse aux militaires pour interdire les photographies! Il faut rappeler tout cela, parce que si le journaliste se contente de la petite virée touristique organisée par l’armée des États-Unis avec ses deux escales : la clinique dentaire et la bibliothèque avec des livres de Harry Potter en arabe, il risque de se croire dans une petite station balnéaire des Caraïbes.

«Ils mentent!» crie un détenu.

Le camp V, dernière nouveauté mise au point par les militaires des États-Unis: froid comme l’acier, aseptisé comme une morgue, imprenable comme une forteresse, le marine ne se lasse pas d’en vanter les mérites. «Capacité: cent prisonniers. Technologie de pointe. Une caméra par cellule. Construit exactement comme une prison de haute sécurité de l’Indiana.» Une vraie réussite! À peine avez-vous franchi la porte automatique qu’elle se referme sur vous, et vous avez la sensation d’être enterré vif. Je n’y suis restée que cinq minutes. Les fantômes qui y survivent dans des cellules de quatre mètres sur trois y sont depuis quatre ans.

«Madame, vous ne pouvez pas marcher derrière moi», m’indique le soldat. «Vous ne pouvez photographier ni mes soldats ni le centre de contrôle de ma prison.» Ces possessifs font froid dans le dos. «Tenez, prenez donc en photo le fauteuil des interrogatoires: aussi commode que ceux que vous avez chez vous», lance-t-il aux journalistes qu’il introduit dans la salle. Aux pieds du fauteuil en question, il y a des menottes fixées à même le sol, pour les chevilles de l’accusé. C’est la première salle de ce couloir. Ensuite viennent les cellules. Lorsque la porte de la cellule se referme, la grille est scellée. Ceci pour éviter les désagréables «cocktails» préparés par les détenus à l’intention de leurs gardiens. À Camp Delta, où des barbelés les séparent de leurs geôliers, les prisonniers leurs lancent des «fluides corporels»: un mélange d’urine et d’excréments. Ce qu’on n’a pas encore construit à Guantanamo, c’est le mur qui étouffera les cris de désespoir. C’est le Ramadan, et l’heure de la prière. Un des prisonniers, ayant décelé la présence d’une journaliste, interrompt sa prière pour crier dans son anglais précaire: «Ils vous mentent!».

(Granma International - tiré du quotidien El Pais)

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