mercredi, décembre 13, 2006

Actualité - Le prochain épisode

Un mois avant les élections de novembre, le vice-président américain Dick Cheney participait à une table ronde sur la sécurité nationale dans l'Executive Office Building. La conversation prit un tour politique : que se passerait-il si les démocrates l'emportaient à la fois à la Chambre et au Sénat ? Comment les décisions concernant l'Iran, dont on pense qu'il est sur le point de devenir une puissance nucléaire, en seraient-elles affectées ? C'est alors que, d'après une source bien informée, Cheney commença à évoquer l'époque où, au début des années 1960, en tant qu'employé d'une compagnie électrique du Wyoming, il travaillait à la pose et à l'entretien des lignes. Le fil de cuivre coûtait cher, et les employés avaient pour consigne de ramener tous les tronçons mesurant plus d'un mètre. Étant donné que personne ne voulait se charger de la paperasserie afférente, raconta Cheney, lui et ses collègues avaient trouvé une solution : « raccourcir » le fil de cuivre, c'est-à-dire le découper en petits morceaux que l'on jetait à la fin de la journée. Si les démocrates l'emportaient le 7 novembre, dit le vice-président, cette victoire n'empêcherait pas son administration d'opter pour l'option militaire en Iran. La Maison Blanche n'aurait qu'à « raccourcir » les éventuelles limitations législatives, dit Cheney, ce qui empêcherait le Congrès de lui mettre des bâtons dans les roues.

La Maison Blanche ne craignait pas que les démocrates lui coupent les vivres pour la guerre en Irak, mais qu'ils votent des lois qui interdiraient au gouvernement de financer des opérations visant à renverser ou à déstabiliser le gouvernement iranien pour l'empêcher de se doter de la bombe atomique. « Ils ont peur que le Congrès ne vote une résolution contraignante qui empêcherait de frapper l'Iran, comme cela s'était passé dans le cas du Nicaragua », m'a confié un officier des services secrets.

Fin 1982, Edward P. Boland, député démocrate, avait déposé le premier d'une série d'amendements, connus sous le nom d'amendements Boland, restreignant le soutien que l'administration Reagan avait le droit d'apporter aux contras qui tentaient de renverser les sandinistes, le gouvernement de gauche du Nicaragua. Les amendements Boland conduisirent les occupants de la Maison Blanche à orchestrer un financement illégal des contras, dont fit partie la vente d'armes américaines à l'Iran par l'intermédiaire d'Israël. Il en résulta le scandale de l'Irangate au milieu des années 1980. L'anecdote qu'a raconté Cheney, d'après ma source, signifie que quelles que soient les mesures limitant l'autorité présidentielle qu'un Congrès démocrate pourrait adopter l'an prochain, l'administration trouverait une façon de passer outre. (En réponse à une demande de commentaire, le cabinet du vice-président a répondu qu'il n'avait pas trace de la discussion en question.)

Au cours de divers entretiens, les membres passés et présents de l'administration ont tous insisté sur une question : Cheney jouirait-il, au cours des deux dernières années du mandat de George W. Bush, d'autant d'influence que durant les six premières ? Cheney est formel au sujet de l'Irak. Fin octobre, il a déclaré à Time : « je sais ce que le président pense » à propos de l'Irak. « Je sais ce que je pense. Et nous ne sommes pas à la recherche d'une stratégie de retrait. Nous sommes à la recherche de la victoire. » Il a également dit, de manière claire, qu'en cas de nécessité l'administration emploierait la force contre l'Iran. « Les États-Unis n'écartent aucune option face à la conduite irresponsable de ce régime », a-t-il déclaré à des représentants d'un lobby israélien au début de l'année. « Et nous nous joignons à d'autres nations pour envoyer à ce régime un message clair : nous ne permettrons pas à l'Iran d'avoir des armes nucléaires. »

Le 8 novembre, au lendemain de la défaite des républicains qui perdaient à la fois la Chambre et le Sénat, Bush annonça la démission du ministre de la Défense Donald Rumsfeld, et nomma son successeur, Robert Gates, ancien directeur de la CIA. Ce changement fut interprété par la plupart comme un aveu que la Maison Blanche payait, sur le plan politique, le prix de la débâcle en Irak. Gates a fait partie du Groupe d'Étude sur l'Irak - dirigé par l'ancien secrétaire d'État américain James Baker ainsi que par Lee Hamilton, ancien congressiste démocrate - chargé d'étudier de nouvelles orientations, et cela fait plus d'un an qu'il appelle publiquement les États-Unis à engager des négociations directes avec l'Iran. La décision de Bush de s'en remettre à Gates indique le « désespoir » de la Maison Blanche, m'a dit un ancien haut responsable de la CIA, qui a collaboré avec la Maison Blanche au lendemain du 11 Septembre. Rumsfeld était, au sein de l'actuelle administration, une des personnes les plus proches de Cheney et certains républicains ont vu dans la nomination de Gates un signe clair de la perte d'influence du vice-président à la Maison Blanche. Gates n'a accepté cette nomination, après avoir refusé de reprendre la tête de la CIA, que « sur les instances du père du président, et sur celles de Brent Scowcroft et de James Baker », ( deux anciens conseillers du premier président Bush), a affirmé l'ancien responsable de la CIA « et le président a finalement été obligé d'accepter la surveillance d'un adulte ».

Des décisions critiques vont se prendre au cours des prochains mois, a-t-il également affirmé. « Bush a suivi les conseils de Cheney pendant six ans, et il faut se demander s'il continuera de préférer les conseils de Cheney à ceux de son père. Nous le saurons bientôt ». (La Maison Blanche et le Pentagone n'ont pas daigné répondre à des requêtes précises leur demandant de commenter le présent article, se contentant de dire qu'il contenait des inexactitudes non-spécifiées.)

Un général quatre étoiles en retraite, proche collaborateur de la première administration Bush, m'a dit que la nomination de Gates signifie que, pour Scowcroft, Baker, et Bush père et fils, « une victoire électorale en 2008 compte plus que les [préférences] personnelles. Pour eux, le plus important est désormais de servir les buts du Parti républicain. La Vieille Garde veut isoler Cheney et donner sa chance à sa dauphine, Condoleezza Rice » - la secrétaire d'État. Scowcroft, Baker, et Bush père unissent leurs forces, a ajouté le général, et cette union « est assez puissante pour lutter contre Cheney. Un seul homme n'y suffirait pas. »

Richard Armitage, secrétaire d'État adjoint pendant le premier mandat de Bush, m'a confié que selon lui la victoire des démocrates, suivie du renvoi de Rumsfeld, indiquait de la part de l'administration Bush un « relâchement » de son rythme de préparation d'une campagne militaire contre l'Iran. Gates et les autres responsables disposeraient désormais de plus de temps afin d'imposer un règlement diplomatique de la crise iranienne et de traiter d'autres dossiers, que l'on pourrait juger autrement urgents. « La situation est, en Irak, aussi mauvaise qu'il y paraît, et en Afghanistan, pire qu'il n'y paraît », a déclaré Armitage. « Il y a un an, les Taliban nous combattaient en unités de huit à douze hommes, désormais les groupes sont de la taille d'une compagnie, voire plus. » Bombarder l'Iran et s'attendre à ce que la population iranienne « se soulève » et renverse son gouvernement, conformément aux prévisions de certains responsables de la Maison Blanche, a ajouté Armitage, est « voué à l'échec. »

« L'Irak, c'est le désastre dont il nous faut nous débarrasser ; l'Iran, c'est le désastre qu'il nous faut éviter », a déclaré Joseph Cirincione, vice-président du département sécurité nationale du Centre libéral pour le Progrès Américain (Center for American Progress). Gates sera d'avis de négocier avec l'Iran et de consulter les chefs d'état-major interarmes, cependant les néo-conservateurs sont toujours dans la place - à la Maison Blanche - « et pensent toujours que le chaos, ce serait peu cher payé pour se débarrasser de cette menace. On court le risque de voir Gates se transformer en nouveau Colin Powell, celui qui est opposé à une décision mais qui se retrouve en train de l'annoncer au Congrès et de la soutenir publiquement. » D'autres sources proches de la famille Bush ont affirmé que derrière la démission de Rumsfeld et la nomination de Gates se cachaient des arrangements complexes, et que le triomphe apparent de la Vieille Garde était peut-être illusoire. L'ancien haut responsable des services de renseignement, qui a travaillé en collaboration directe avec Gates et le père du président, a dit que Bush et ses proches conseillers de la Maison Blanche avaient compris dès la mi-octobre que Rumsfeld se verrait dans l'obligation de démissionner si les élections de mi-mandat se soldaient par un échec retentissant. Avant les élections, Rumsfeld a discuté, avec Cheney, Gates, et le président, de la programmation de son départ, affirme l'ancien haut responsable des services secrets. Ceux qui critiquent cette décision, demandant pourquoi on ne s'est pas débarrassé plus tôt de Rumsfeld, alors que son éviction aurait pu inciter certains électeurs à voter républicain, sont à côté de la question. « Il y a encore une semaine, avant les élections, les républicains affirmaient qu'une victoire démocrate contiendrait en germe une reculade américaine, et aujourd'hui Bush et Cheney changeraient leur politique en matière de sécurité nationale ? » interroge l'ancien haut responsable des services de renseignement. « Cheney avait prévu le coup. La démission de Rummy après les élections passait pour un geste conciliatoire - "vous avez raison, mesdames et messieurs les démocrates. Voici un homme nouveau ; nous envisageons toutes les possibilités. Nous n'écartons d'office aucune solution." » Néanmoins, aucun réel changement d'orientation ne suivrait ce geste conciliatoire ; plutôt, la Maison Blanche considérerait que la crédibilité de Gates lui permet de maintenir le cap à propos de l'Iran et en Irak. Gates serait également un atout face au Congrès. Si l'administration voulait prouver que le programme d'armements iranien constitue une menace imminente, Gates serait en meilleure position pour défendre ce point de vue que quelqu'un dont le nom serait associé aux faux renseignements sur l'Irak. L'ancien officier des services de renseignement a déclaré : « Ce n'est pas lui, le gars qui nous a raconté que l'Irak possédait des armes de destruction massive, et le Congrès le prendra au sérieux. »

Une fois Gates installé au Pentagone, il lui faudra se colleter avec l'Iran, l'Irak, l'Afghanistan, l'héritage de Rumsfeld - et aussi avec Dick Cheney. Un ancien haut responsable de l'administration Bush, qui a également travaillé avec Gates, m'a dit que Gates avait pleinement conscience des écueils auxquels l'exposent ses nouvelles fonctions. Il a ajouté que Gates ne se contenterait pas de reprendre à son compte les choix de l'administration et de dire « "allons-y, allons-y" en agitant le drapeau » en particulier au risque de ternir sa propre réputation. « Il ne veut pas jeter aux orties trente-cinq années au service du gouvernement », a affirmé l'ancien haut responsable. Cependant, lorsque je lui ai demandé si Gates tiendrait activement tête à Cheney, il a reconnu, après une hésitation qu' « [il] n'en [savait] rien. »

Un autre dossier épineux dont Gates hérite est celui du nombre croissant d'opérations clandestines de renseignement que le Pentagone s'efforce de mener à l'étranger. Ce type d'activité relève traditionnellement de la CIA, mais, à l'instigation obstinée de Rumsfeld, l'armée américaine conduit de plus en plus d'opérations secrètes. Ces six derniers mois, Israël et les États-Unis ont œuvré de concert et soutenu un groupe de résistants kurdes appelé Parti pour une Vie Libre au Kurdistan. Ce groupe s'est livré à des incursions clandestines en Iran, m'a dit un conseiller du gouvernement proche du commandement civil du Pentagone, « dans le cadre d'un programme qui teste de nouveaux moyens de mettre l'Iran sous pression. » (Le Pentagone est secrètement en rapport avec des tribus kurdes, azéries et baloutches, et les encourage à saper l'autorité du gouvernement iranien au nord et au sud-est du pays). Le conseiller du gouvernement affirme qu'Israël fournit au groupe kurde « équipement et entraînement. » Une « liste de cibles iraniennes intéressant les États-Unis » lui ont été également désignées. (Un porte-parole du gouvernement israélien a nié toute implication de son pays.)

Ce type d'activités, pourvu qu'on les considère comme des opérations militaires et non pas comme des opérations de renseignement, ne nécessitent pas l'aval du Congrès. Pour une opération similaire menée par la CIA, la loi ferait obligation au président de présenter un rapport en bonne et due forme prouvant la nécessité de la mission, et à l'administration d'en informer les hauts responsables de la Chambre des représentants et du Sénat. Cette absence de consultation a contrarié certains membres du Congrès. Il m'a été rapporté que cet automne, un député du Wisconsin David Obey, le démocrate le plus influent de la sous-commission, dépendant de la Commission budgétaire de la Chambre, chargée de budgéter les opérations militaires secrètes, avait instamment demandé, au cours d'une réunion à huis-clos de membres des deux chambres, si « quiconque les avait informés des projets de l'administration concernant des opérations militaires en Iran ». Il lui a été répondu par la négative. (Un porte-parole d'Obey a confirmé ces faits.)

La victoire des démocrates ce mois-ci a incité beaucoup de gens à demander à ce que la Maison Blanche engage des pourparlers directs avec l'Iran, en partie afin d'obtenir son aide dans la résolution du conflit irakien. Le Premier ministre britannique Tony Blair a pris ses distances par rapport au président Bush à la suite de l'élection, déclarant que l'Iran devrait se voir offrir un « choix stratégique clair » qui pourrait inclure un « nouveau partenariat » avec l'Occident. Néanmoins, nombreux sont ceux qui, à la Maison Blanche et au Pentagone, affirment avec insistance qu'employer la manière forte avec l'Iran est la seule manière de se sortir du bourbier irakien. « C'est un exemple classique de "fuite en avant" » dit un expert du Pentagone. « Ils espèrent qu'en reversant [le gouvernement iranien] ils compenseront leurs pertes en Irak,comme une sorte de quitte ou double. Ils tenteraient, grâce à la création d'un nouvel état modèle. de redonner vie à l'idée qu'ils répandent la démocratie au Moyen-Orient. »

Condoleezza Rice a soutenu qu'il existe un lien entre l'Iran et l'Irak, déclarant le mois dernier qu'« il fallait réellement que l'Iran comprenne qu'entretenir l'instabilité en Irak n'allait pas améliorer sa propre situation »; le président Bush également, lorsqu'en août il a accusé l'Iran « [de soutenir] des groupes armés dans l'espoir d'empêcher l'instauration de la démocratie » en Irak. L'expert du gouvernement me l'a dit, « de plus en plus de gens voient dans un affaiblissement de l'Iran la seule manière de sauver l'Irak. »

L'expert a ajouté que pour certains partisans d'une intervention militaire, « le but visé en Iran n'est pas de provoquer un changement de régime, mais de frapper un coup qui fasse comprendre que l'Amérique est toujours capable d'atteindre les buts qu'elle se fixe. Même si [une telle intervention] ne détruit pas l'infrastructure nucléaire iranienne, nombreux sont ceux qui pensent que bombarder l'Iran pendant trente-six heures est la seule manière de rappeler aux Iraniens que tenter de construire une bombe, et soutenir Moqtada al-Sadr et sa mouvance pro-iranienne en Irak, coûte très cher. » (Sadr, qui est à la tête d'une milice chiite, entretient des liens religieux avec l'Iran.)

Dans le dernier numéro du magazine Foreign Policy, Joshua Muravchik, un chef de file néo-conservateur, affirmait que l'administration américaine n'avait guère le choix. « C'est une certitude : le président Bush devra bombarder les installations nucléaires iraniennes avant la fin de son mandat » écrit-il. Le président, en cas d'attaque préventive de l'Iran, ferait l'objet de sévères critiques, dit Muravchik, c'est pourquoi les néo-conservateurs « doivent aujourd'hui lui préparer le terrain sur le plan intellectuel et s'apprêter à défendre [le bien-fondé de] l'opération le moment venu. »

Le principal spécialiste du Moyen-Orient dans l'équipe du vice-président s'appelle David Wurmser, un néo-conservateur qui a défendu à cors et à cris l'invasion de l'Irak et le renversement de Saddam Hussein. Comme nombre de gens à Washington, Wurmser « pense que, jusqu'à présent, personne n'a précisé quel prix l'Iran doit payer ses tentatives dans le domaine du nucléaire et l'agitation et les interventions continuelles à laquelle il se livre en Irak » dit l'expert. Cependant, contrairement aux partisans de frappes limitées, Murmser et d'autres membres du cabinet de Cheney « veulent mettre fin au régime [actuel] » déclare-t-il. « Ils affirment qu'il ne peut y avoir de règlement du conflit en Irak sans changement de régime en Iran. »

Traduit de l'anglais par Catherine-Françoise Karaguézian

(The New Yorker - Seymour Hersh)

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