Actualité - Somalie et Éthiopie
LML: Au Canada, il y a une opinion qui dit que l'intervention de l'Éthiopie en Somalie pour déloger l'Union des tribunaux islamiques (UTI) et renforcer le Gouvernement fédéral de transition (GFT) est une agression contre la Somalie. Pouvez-vous nous expliquer le contexte?
Hakim Adi: Le contexte du conflit est que l'Éthiopie est très près du gouvernement de transition en Somalie — lequel est reconnu comme seul gouvernement légitime du pays par l'ONU, l'Union africaine et l'Autorité intergouvernementale pour le développement, constitué des États est-africains que sont le Djibouti, l'Érythrée, l'Éthiopie, le Kenya, la Somalie, le Soudan et l'Ouganda — et qu'elle s'inquiète à propos de ce qu'elle appelle «les activités terroristes» de l'UTI. Des éléments au sein de l'UTI, qui ne serait pas une organisation homogène, avaient déclaré le djihad contre l'Éthiopie. Celle-ci s'inquiète des incursions transfrontalières de l'UTI dans le contexte du soutient aux forces séparatistes dans l'Ogaden, d'autant plus que l'ONU croit que l'UTI est soutenue par l'Érythrée, en violation des sanctions de l'ONU. Et, évidemment, l'UTI est contre le gouvernement de transition. Les gouvernements de l'Éthiopie et de l'Érythrée n'ont pas résolu leurs différents frontaliers. L'Éthiopie considère l'Érythrée comme un facteur d'instabilité dans la région, ayant attaqué tous ses voisins et ayant fait la guerre à l'Éthiopie dans le passé.
L'Éthiopie a été le soutien principal du gouvernement de transition en Somalie depuis sa création en 2004 et elle y a dépêché des conseillers militaires pour former les soldats et soutenir le gouvernement. L'UTI soutient que cela constitue une violation des sanctions de l'ONU. L'Éthiopie a également joué un rôle important dans la formation du gouvernement transitoire. Jusqu'à présent l'Éthiopie a également soutenu le processus politique et les pourparlers entre le gouvernement de transition et l'UTI. Sa position officielle est qu'elle n'a rien contre l'UTI comme telle, mais elle en a contre certains de ses dirigeants qui se livrent à des «activités terroristes hostiles» de connivence avec l'Érythrée.
Le gouvernement éthiopien affirme que son objectif principal est le développement en Éthiopie, puisque c'est de loin la préoccupation première de la population, et qu'il ne se laissera pas détourner de cet objectif par l'UTI ou par l'Érythrée. L'Éthiopie a entamé des négociations avec l'UTI pour éviter l'affrontement, mais selon les représentants éthiopiens, l'UTI a continué ses attaques contre le gouvernement transitoire de la Somalie et réitéré ses menaces de djihad contre l'Éthiopie. Elle aurait en fait infiltré le territoire éthiopien. Les représentants éthiopiens disent qu'à cause de cette activité et après avoir épuisé les autres voix, l'Éthiopie a décidé, de concert avec le gouvernement transitoire et d'autres forces somaliennes, d'opter pour les moyens militaires.
L'Éthiopie insiste sur le fait que l'intervention militaire fut rapide et précise et qu'elle a eu lieu à l'extérieur des grands centres urbains. L'intervention visait une section de la direction de l'UTI et non les militants. Selon l'Éthiopie, il y a eu peu de résistance et beaucoup d'appui de la population somalienne. Les Éthiopiens insistent pour dire qu'ils désirent quitter la Somalie dans les semaines qui viennent, qu'ils ne peuvent se permettre d'y rester et que leur objectif premier est le développement. Ils accordent peu d'importance aux dires de ceux qui crient que cela provoquera un conflit style irakien ou de l'hostilité de la part des Somaliens. Il s'agit plutôt, disent-ils, de scénarios préférés par l'Érythrée et leurs autres ennemis fondés sur des faussetés.
LML: Quelle est la position de l'Éthiopie concernant l'avenir de la Somalie?
HA: Les Éthiopiens disent que l'avenir de la Somalie appartient aux Somaliens et ils sont favorables à une «force de stabilisation» de l'Union africaine pour aider le gouvernement transitoire. Des pourparlers ont lieu en ce moment. Jusqu'à présent, l'Ouganda a offert ses troupes (moyennant la sanction parlementaire) et cinq autres pays africains, dont le Nigéria et l'Afrique du Sud, songent à envoyer des troupes. On a récemment rapporté que le gouvernement transitoire de la Somalie a demandé à l'Éthiopie de continuer de former ses soldats, requête que l'Éthiopie a acceptée, mais non sans répéter qu'elle désire retirer ses soldats de la Somalie dans les semaines qui viennent.
LML: Pouvez-vous commenter le rôle des États-Unis?
HA: Quant au rôle des États-Unis, la position de l'Éthiopie est telle que proclamée par le président Meles Zenawi à la conférence de presse à Addis Ababa le 11 janvier: que l'Éthiopie n'a pas agi de concert avec les États-Unis et qu'il n'y avait pas de forces spéciales américaines. Par contre, le gouvernement éthiopien, dans ses déclarations publiques, ne semble pas accorder beaucoup d'importance à la situation mondiale créée par la quête d'hégémonie des Anglo-Américains ni au rôle de la «guerre contre la terreur» pour l'atteinte de cette hégémonie. Le président s'est distancé des frappes aériennes par les forces américaines, ou du moins des frappes futures. Il l'a fait d'une manière diplomatique plutôt que directe en disant que ces actions posent des dangers pour les civils et ne sont pas généralement très précises dans leurs cibles.
Quant à d'autres liens avec les États-Unis, les Éthiopiens sont préoccupés par les visées américaines dans la Corne de l'Afrique et ailleurs et n'ont pas toujours été d'accord avec le gouvernement américain dans le passé. Mais leur préoccupation première semble être d'obtenir l'aide nécessaire pour construire leur pays encore très pauvre sans se compromettre et sans mettre leur souveraineté en péril. Ils ont reçu de l'entraînement militaire des États-Unis, de la formation policière de la Grande-Bretagne, entre autres. Ils ont reçu de l'aide économique de la Chine. Ils coopèrent avec la Banque mondiale et le FMI dans la mesure où c'est dans l'intérêt du peuple éthiopien. Ils croient avoir eu des succès sur le plan économique. Leur désire de concentrer les énergies sur le développement économique de leur pays et de répondre aux besoins de la population semble être au centre de leur stratégie. Ils aimeraient mener jusqu'au bout la réforme démocratique pour engager la population dans les prises de décision. C'était un élément important de leur programme lorsqu'ils sont arrivés au pouvoir. Mais le problème de la sécurité dans la Corne de l'Afrique est une constante, et à cause de cela, ils semblent s'appuyer sur les modèles occidentaux d'institutions politiques, bien qu'ils aient pu constater, lorsque l'aide a été coupée après les soulèvements durant les élections, que les États-Unis et la Grande-Bretagne ne sont pas des amis très fiables.
Certains prétendent que la résolution 1725 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui assouplit l'embargo sur les armes en faveur du gouvernement transitoire de la Somalie et de la future Mission de soutien de la paix (IGASOM) et au détriment de l'UTI, était une tentative délibérée d'un de ses auteurs, les États-Unis, de créer la déstabilisation. Cela a certainement mené à une intensification des hostilités entre l'UTI et le gouvernement transitoire, la première soutenue par l'Érythrée et certains autres pays et le second par l'Éthiopie. Les États-Unis, et peut-être l'Érythrée aussi, pourraient profiter de l'instabilité, mais pour l'Éthiopie et la Somalie, ce n'est pas enviable. Il faut souligner que la résolution du Conseil de sécurité était également parrainée par les trois membres africains du Conseil de sécurité; le Congo, le Ghana et l'Afrique du Sud, et soutenue par le gouvernement transitoire de la Somalie.
LML: Il n'y a donc pas de raison de croire que l'Éthiopie aurait commis l'agression contre la Somalie pour le compte des États-Unis?
HA: Selon le New York Times, dans son édition du 13 janvier 2007, «durant les semaines qui ont précédé la campagne militaire, des représentants du Département d'État et du Pentagone se sont dits inquiets des conséquences d'une offensive éthiopienne en Somalie. Mais puisque cela semblait inévitable, les Américains ont commencé à fournir des troupes à l'Éthiopie et des renseignements sur les positions militaires des combattants islamiques en Somalie. Selon un conseiller du Pentagone au fait des Opérations spéciales, de petites équipes de conseillers américains sont allées en Somalie avec l'armée éthiopienne.» Mais le gouvernement éthiopien conteste cette version des événements. Le premier ministre Zenawi dit que son gouvernement a en effet reçu des renseignements militaires des États-Unis, mais qu'il n'y avait pas de «forces spéciales» qui accompagnaient ses troupes.
Il ne fait pas de doute que les États-Unis pêchent en eaux troubles, tout comme ils l'ont fait en soutenant des seigneurs de guerre dans le passé. Par contre, le gouvernement transitoire est soutenu par l'ONU, l'Union africaine, l'Autorité intergouvernementale pour le développement, etc., alors l'Éthiopie est convaincue que s'il y a eu certains dérapages par rapport aux résolutions de l'ONU et de l'UA, elle soutient quand même un gouvernement légitime et elle se défend en même temps contre les visées de l'UTI et les provocations de l'Érythrée. Puisque ce sont les Américains qui ont le plus à gagner de l'instabilité en Somalie, il est difficile de conclure que l'Éthiopie agit à leur solde. Par contre il est clair que l'Éthiopie défend ce qu'elle perçoit comme étant ses intérêts.
LML: L'Éthiopie dit que ses ennemis sont des terroristes et use du même langage que les États-Unis en parlant de «guerre contre la terreur». Pouvez-vous commenter là-dessus?
HA: Oui, le langage est le même. Mais comme je le disais tantôt, l'Éthiopie a ses propres préoccupations et priorités. Dans le climat international d'aujourd'hui, il n'est pas très utile d'évaluer la situation sur la base du vieil adage: les terroristes des uns sont les combattants de la liberté des autres. La situation en Afrique est très complexe à cause de tous les problèmes du passé et du présent hérités du pouvoir colonial et aujourd'hui les intérêts des États-Unis en particulier sont de soumettre tous les pays à leur diktat. Les peuples africains sont tout à fait capables de résoudre ces problèmes sans ingérence extérieure.
LML: Merci beaucoup.
(Le Marxiste-Léniniste, 22 janvier 2006)
Libellés : La lutte des peuples contre l'impérialisme et le colonialisme en Afrique
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