dimanche, mai 20, 2007

Actualité - De l'avis unanime

Quand la question de la production de biocarburants à partir d’aliments, qui sont toujours plus chers, a été abordée à la Sixième Rencontre continentale de La Havane, l’immense majorité des participants a repoussé l’idée avec indignation. Mais il est toutefois incontestable que des personnalités dotées de prestige, d’autorité et agissant de bonne foi ont été gagnées à l’idée que la biomasse de la planète était suffisante pour faire les deux choses à la fois dans un délai relativement bref, sans penser à l’urgence de produire les aliments appelés à servir de matière première à l'éthanol et à l’agrodiesel.

Quand, en revanche, le débat a porté sur les traités de libre-échange avec les Etats Unis, tous les intervenants – qui ont été plusieurs dizaines – en ont condamné les formes tant bilatérales que multilatérales avec la puissance impériale.

Faute d’espace, je reprends ma méthode antérieure consistant à résumer trois interventions éloquentes de personnalités latino-américaines qui ont avancé, avec beaucoup de clarté et dans leur style à elles, des concepts extrêmement intéressants. Je respecte, comme dans mes Réflexions antérieures, la façon dont les intervenants les ont exposés.

ALBERTO ARROYO (Mexique, Réseau mexicain d’action contre le libre-échange). Je tiens à aborder devant vous les nouveaux plans de l’Empire et à tenter d’alerter le reste du continent au sujet de quelque chose de nouveau qui est en train d’émerger ou de progresser : il s’agit d’une nouvelle stratégie dans le cadre d’une nouvelle étape de l’offensive étasunienne. De fait, l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord (Alena) a été simplement le premier pas de quelque chose qui vise l’ensemble du continent.

Cette nouvelle tentative ne semble pas tenir compte de l’échec qu’a signifié pour l’Empire son incapacité à imposer la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) d’une manière simultanée et intégrale à tous les pays du continent. Comme il l’a reconnu, il met en œuvre le plan B qui consiste à obtenir la même chose, mais par petits morceaux, en négociant des accords de libre-échange bilatéraux.

Il y est parvenu avec l’Amérique centrale qui les a signés, mais le Costa Rica ne l’a pas ratifié. Dans la région andine, il n’est toujours pas arrivé à faire asseoir à la table de négociations la totalité de ces pays. Juste deux avec lesquels les négociations sont toujours en cours.

Qu’y a-t-il de nouveau dans l’Alliance pour la sécurité et la prospérité de l’Amérique du Nord (ASPAN) ? Trois choses qui me paraissent essentielles.

1) Renforcer les mécanismes militaires et de sécurité pour contrer la résistance des peuples. C’est d’ailleurs sa réaction face au triomphe du mouvement qui a bloqué ses plans. Il s’agit non seulement de situer des bases militaires dans les zones de danger ou dans des zones à abondantes ressources naturelles stratégiques, mais encore de créer une coordination étroite avec les différents pays par l’intermédiaire de plans concertés afin d’améliorer les mécanismes de sécurité qui sont une manière de contrecarrer, comme si c’étaient des criminels, les mouvements sociaux. C’est le premier aspect novateur.

2) Les grands acteurs de l’ensemble du mécanisme néolibéral ont toujours été, et directement, les transnationales. Les gouvernements, eux, en particulier celui des Etats-Unis, n’étaient que des porte-parole, ceux qui engageaient formellement les négociations et défendaient en fait les intérêts directs des grandes sociétés, acteurs occultes derrière les traités de libre-échange et derrière le projet de la ZLEA.

La nouveauté dans ce modèle de l’ASPAN, c’est que ces acteurs sortent de l’ombre, passent au premier plan, si bien que le rapport s’invertit : les groupes industriels parlent directement entre eux, en présence des gouvernements qui vont ensuite tâcher de traduire ces accords dans des politiques, dans des modification de règlements et de lois, etc. Il ne leur suffit plus d’avoir privatiser les sociétés publiques ; ils sont en train de privatiser la politique en tant que telle. En fait, ça n’avait jamais été à ce jour les industriels qui définissaient directement la politique économique.

L’ASPAN a débuté par une réunion dite, si vous voulez, « rencontres pour la prospérité de l’Amérique du Nord », qui réunissaient des industriels des trois pays de la région.

L’un des accords opérationnels de ces rencontres a été la décision de créer des commissions sectorielles trinationales formées de ceux qu’on appelle les « capitaines d’industrie », afin de définir un plan stratégique de développement d’un secteur donné en Amérique du Nord.

Autrement dit, Ford, par exemple, se divise en trois : Ford en tant que tel aux Etats-Unis ; la gérance au Canada et la gérance au Mexique, et ils décident de ce que devra être la stratégie pour le secteur automobile en Amérique du Nord. Ainsi, Ford parle comme en écho pour elle-même, parle avec ses employés, avec les directeurs du secteur au Canada et au Mexique, pour décider du plan stratégique à présenter aux gouvernements pour que ceux-ci les traduisent et les appliquent dans des politiques économiques concrètes.

Premier point, donc : intégrer l’aspect sécuritaire ; deuxième point : privatiser directement les négociations. La troisième nouveauté de ce schéma, m’amène à évoquer les classiques, une idée d’Engels qui affirme que, quand les peuples sont sur le point de prendre le pouvoir dans le cadre des mécanismes de la démocratie formelle, aussitôt on modifie les règles du jeu, comme cela arrive avec l’eau qui se transforme en glace à 0º et en vapeur à 100º… La nouveauté consiste donc à briser les règles de la démocratie bourgeoise dont on parle tant.

En effet, les traités de libre-échange doivent aboutir un jour ou l’autre devant les congrès ou parlements qui doivent les ratifier. Or, le fait est que les congrès, et même celui de l’Empire, ont de plus en plus de mal à les ratifier. L’astuce est donc de dire que comme il ne s’agit pas de traités internationaux, ils n’ont pas à être ratifiés. Mais comme il s’agit bel et bien de questions qui bouleversent le cadre légal dans nos pays, on les présente par petits morceaux : telle modification d’une loi à un moment donné, telle autre à un autre moment… On met en œuvre tel ou tel décret du pouvoir exécutif, on modifie les normes opérationnelles, les règles de fonctionnement standard, mais on ne présente jamais l’ensemble complet.

De toute façon, bien qu’on les négocie dans notre dos, et en général dans le dos de tous les peuples, les traités de libre-échange doivent se traduire un jour ou l’autre dans un texte écrit à présenter devant les congrès. C’est alors que nous en connaissons la teneur. On prétend que nous ne sachions jamais ce qui a été négocié, parce que nous ne voyons que des petits morceaux de stratégie chaque fois, et jamais un texte intégral.

Je vais conclure sur une anecdote pour que vous voyiez à quel degré de perfection ces accords ont abouti en matière de sécurité et d’intégration des mécanismes opérationnels des appareils de sécurité. Voilà quelque temps, un avion décolle de Toronto pour le Mexique avec des touristes se rendant en vacances à Puerto Vallarta. Alors que l’appareil est encore sur la piste, un contrôle plus rigoureux de la liste des passagers permet de constater que l’un d’eux fait partie de la liste des terroristes de Bush. A peine entré dans l’espace aérien des USA – de Toronto, par-dessus les Grands Lacs, c’est juste quelques minutes de vol – deux F-16 se collent à lui, l’obligent à sortir de l’espace aérien et l’escortent jusqu’au Mexique où ils l’obligent à atterrir dans le secteur militaire de l’aéroport. L’homme en question est arrêté et la famille est réexpédiée au Canada.

Vous imaginez un peu la sensation de ces pauvres deux cents touristes qui se voient escortés par deux avions militaires F-16 qui les dévient de leur itinéraire ? Finalement, le type, n’était pas le terroriste attendu et les autorités lui disent : « Excusez-nous, vous pouvez poursuivre vos vacances, téléphonez à votre famille pour qu’elle vous rejoigne. »

JORGE CORONADO (Costa Rica, Alliance sociale continentale). La lutte régionale contre le libre-échange a divers aspects. L’un des projets les plus bulldozers de l’Empire, visant nos infrastructures et cherchant à s’approprier notre biodiversité, c’est le Plan Puebla-Panama, qui vise non seulement à s’emparer de nos ressources, mais qui inclut une stratégie militaire concernant depuis le sud du Mexique jusqu’à la Colombie en passant par l’Amérique centrale.

Pour pouvoir construire des barrages hydro-électriques, le gouvernement est allé jusqu'à utiliser parfois la force militaire pour expulser des communautés indigènes et paysannes qui se battent contre ces projets.

Dans le cas des mines, des transnationales canadiennes, européennes, étasuniennes suivent cette même stratégie d’appropriation.

Nous avons dû nous battre contre la privatisation des services publics : l’énergie électrique, l’eau, les télécommunications… Les paysans, eux, doivent se battre pour défendre leurs semences, contre le brevetage d’organismes vivants, contre la perte de la souveraineté à cause des transgéniques.

Nous avons dû lutter contre l’assouplissement de l’emploi, un des axes de la politique dans ce secteur, et contre le démantèlement de notre petite production paysanne.

Nous avons aussi dû lutter au sujet de la propriété intellectuelle qui nous empêche de pouvoir utiliser des médicaments génériques, alors que ce sont eux qui sont distribués essentiellement par nos instituts de sécurité sociale dans la région.

L’essentiel de cette lutte concerne les traités de libre-échange, notamment ceux avec les Etats-Unis, qui ont été approuvés au Guatemala, au Honduras, en El Salvador et au Nicaragua, à feu et à sang, et ce n’est pas une expression rhétorique.

Au Guatemala, des militants ont été assassinés quand ils s’y opposaient. Cette lutte nous a permis de constituer un axe d’articulation et de mobilisation du plus vaste mouvement populaire unitaire dans la région.

Au Honduras, les députés ont abandonné le Parlement, brisant le cadre minimal de légalité constitutionnelle.

Nous avons dit au sein du mouvement populaire que ce n’était pas une défaite. Nous avons juste perdu une bataille, mais ça nous a permis de faire un saut qualitatif en organisation, en unité et en expérience de lutte contre le libre-échange.

Le Mouvement social populaire et le peuple costaricien ont empêché à ce jour l’adoption du traité de libre-échange en s’unissant à divers secteurs universitaires, politiques et même industriels et en créant un grand front national de lutte, divers et hétérogène. Le gouvernement costaricien et la droite néolibérale n’ont donc pas pu adopter ce traité de libre-échange, et il se peut que tout ceci se définisse au cours d’un référendum.

Nous sommes à la veille d’un moment fondamental au Costa Rica : empêcher la mise en pratique de l’ordre du jour néolibéral. Repousser ce traité signifierait, symboliquement, une nouvelle victoire, comme dans le cas de la Zone de libre-échange des Amériques qui a été bloquée.

Nous avons besoin aujourd’hui de la solidarité du mouvement populaire. Nous demandons aux organisations sociales et populaires de venir au Costa Rica à titre d’observateurs internationaux pour surveiller le déroulement du référendum. La droite se prépare à organiser si possible une grande fraude qui lui permette de gagner une bataille qu’elle a déjà perdue, et la présence d’observateurs internationaux du mouvement populaire serait une grande preuve de solidarité active et militante avec notre lutte.

Un an après, les traités de libre-échange n’ont apporté à aucun pays centraméricain ni plus d’emplois, ni plus d’investissements, ni de meilleures conditions de la balance commerciale. Nous lançons aujourd’hui dans toute la région le mot d’ordre de réforme agraire, de souveraineté et sécurité alimentaires, en tant qu’axe central pour nos pays éminemment agricoles.

Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les Etats-Unis, mais aussi les Européens qui veulent s’emparer d’une des régions les plus riches en biodiversité et en ressources naturelles.

Aujourd’hui, l’un des axes d’articulation des divers mouvements dans la région centraméricaine est le combat contre le libre-échange sous ses diverses manifestations. Espérons que cette Rencontre nous aident à nous doter de facteurs d’articulation, d’axes de luttes, d’axes d’actions concertées, afin que nous puissions avancer sur tout le continent comme une seule force populaire.

Nous poursuivrons inlassablement nos efforts d’organisation et de lutte pour instaurer un monde nouveau.

JAIME ESTAY (Chili, coordonnateur du Réseau d’études de l’économie mondiale – REDEM – et professeur à l’Université de Puebla, Mexique). Cette crise découle en fin de compte du fait que les promesses ayant accompagné le train de réformes qu’on avait commencé à exécuter en Amérique latine à partir des années 80 ne se sont jamais concrétisées.

On nous avait dit, en agitant le drapeau du libre-échange, que nos économies allaient grandir, que les niveaux d’inégalité dans nos pays allaient diminuer, que l’écart entre nos pays et le monde avancé allait se réduire, bref que nous allions faire un saut vers le développement et même, dans certains pays, un saut vers le Premier monde.

En ce qui concerne l’intégration latino-américaine – du moins, ce que certains appelaient comme ça – entamée voilà maintenant plus de quinze ans, on nous avait dit qu’il fallait la mettre au service de l’ouverture. On nous a seriné tout un discours au sujet d’une intégration axée sur l’ouverture, à l’inverse de la vieille intégration protectionniste. Cette intégration ouverte devait nous offrir les meilleures conditions pour nous insérer dans l’économie mondiale, dans ces marchés qui, puisqu’ils fonctionnaient censément d’une manière libre, apporteraient les meilleurs résultats possibles à nos pays.

Ce rapport entre intégration et ouverture, cette idée que l’objectif suprême devait être l’ouverture de nos pays s’est bel et bien accomplie ! Nos pays se sont bel et bien ouverts, l’intégration latino-américaine s’est bel et bien mise, hélas, au service cette ouverture.

Certains fonctionnaires ont parlé d’ « étape pragmatique de l’intégration ». Avançons comme nous pouvons, tel était en gros le mot d’ordre. Si ce que nous voulons, c’est faire plus de commerce, eh bien alors, concentrons-nous là-dessus ; si ce que nous voulons, c’est signer une foule de petits accords entre pays, des accords bilatéraux, ou trilatéraux ou quadrilatéraux, eh bien, allons-y, et nous pourrons appeler ça un jour ou l’autre : intégration latino-américaine.
Le bilan est clairement négatif. Je crois que toujours plus d’instances reconnaissent que ce que nous avons appelé l’intégration latino-américaine n’est pas de l’intégration, mais du commerce.

Et elle n’est pas non plus latino-américaine ; c’est bien plutôt un embrouillamini d’accords signés entre différents pays de la région qui a donné lieu à un processus qu’on ne saurait en aucun cas qualifier de vraiment latino-américain. L’ouverture, au service de laquelle nous devions censément mettre l’intégration, n’a produit aucun des résultats qu’on nous annonçait en termes de croissance économique, de réduction des inégalités et d’accession au développement si convoité.

En fait, nous assistons à une dégradation terrible d’un mode d’intégration qui savait, lui, pertinemment comment, pour quoi et pour qui il s’intégrait.

Il s’agissait en fin de compte d’une intégration pensée à partir des fondements mêmes du néolibéralisme et qui a fait fiasco en ce qui concerne aussi bien ses propres objectifs que ceux que nous avons tous le droit d’exiger et d’attendre d’un processus digne de ce nom.

Cette intégration latino-américaine s’est fondée fortement sur les politiques et les propositions en provenance de Washington et elle a fini en quelque sorte par se dévorer elle-même. La simple signature des traités de libre-échange met en crise aussi bien la Communauté andine que le Marché commun centraméricain.

Une bonne part de cette crise de l’intégration latino-américaine découle de l’avancée du projet continental étasunien qui passe non plus par la ZLEA, qui a été freinée, mais par la signature des différents traités de libre-échange.

Des alternatives au panorama d’intégration actuel apparaissent clairement. Ainsi, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) se fonde sous bien des rapports sur des principes radicalement différents de ceux de cette intégration en crise.

Il existe bien des fonctions à définir et des frontières à tracer : le sens de concepts tels que « libre-échange », « développement national », « libre-marché », « sécurité et souveraineté alimentaires », etc. Ce qu’on peut affirmer en tout cas, c’est qu’on assiste sur le continent et en Amérique latine à une insurrection croissante contre la domination du néolibéralisme.

Ici se terminent les opinions avancées par ces trois personnalités et synthétisant de fait celles de nombreux intervenants durant les débats sur les traités de libre-échange. Il s’agit là, à partir d’une amère réalité, de points de vue très solides qui ont enrichi les miens.

Je recommande aux lecteurs de prêter attention aux complexités. C’est la seule manière de voir plus loin.

Je n’ai plus de place pour ajouter un mot de plus.

Fidel Castro Ruz

(Granma International- 16 mai 2007)

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