lundi, juillet 09, 2007

Actualité - Les fondements de la machine à tuer - La tyrannie mondiale

RÉFLEXIONS DE FIDEL CASTRO

Ceux qui constituèrent la nation étasunienne ne pouvaient imaginer que ce qu’ils proclamaient à l’époque portait, comme n’importe quelle autre société historique, les germes de sa propre transformation.

L’attrayante Déclaration d’indépendance de 1776, dont on a fêté mercredi dernier le deux cent trente et unième anniversaire, affirmait quelque chose qui a, d’une manière ou d’une autre, séduit beaucoup d’entre nous : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. »

C’était là le fruit de l’influence des meilleurs penseurs et philosophes d’une Europe ployant sous le féodalisme, les privilèges de l’aristocratie et les monarchies absolues.

Jean-Jacques Rousseau affirmait dans son Du Contrat social : « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. [¼] La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; [¼] Renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. »

Des formes d’esclavage aussi atroces que dans l’Antiquité perduraient dans les Treize Colonies devenues indépendantes. Des hommes et des femmes étaient vendus à l’encan. La nation émergeait avec sa religion et sa culture à soi. L’étincelle qui mit le feu à la rébellion fut la taxe sur le thé.

Sur ces terres infinies, les esclaves continuèrent de l’être durant presque cent ans, et leurs descendants en souffrent encore les séquelles deux cents ans après. Il y existait des communautés indigènes qui étaient les populations naturelles légitimes, des forêts, de l’eau, des lacs, des troupeaux de millions de bisons, des espèces naturelles d’animaux et de plantes, des aliments variés et abondants. On ne connaissait pas encore les hydrocarbures ni les énormes gaspillages d’énergie de la société actuelle.

Cette même déclaration de principes, proclamée dans les pays que couvre le désert du Sahara, n’aurait pas créé un paradis d’immigrants européens. Il faudrait parler aujourd’hui des immigrants des pays pauvres qui franchissent ou tentent de franchir chaque année par millions les frontières des Etats-Unis en quête de travail et n’ont même pas droit de voir reconnue la paternité de leurs enfants si ceux-ci y naissent.

La Déclaration de Philadelphie a été rédigée à une époque où il n’existait que de petites imprimeries et où les lettres mettaient des mois à aller d’un pays à un autre. On pouvait compter un par un les gens qui savaient lire ou écrire. De nos jours, l’image, la parole, les idées voyagent en des fractions de seconde d’un bout à l’autre de notre planète mondialisée. On crée chez les gens des réflexes conditionnés. Il faut parler, non d’usage, mais d’abus du droit à la liberté d’expression et d’aliénation massive. Parallèlement, n’importe qui doté d’un petit équipement électronique peut en temps de paix faire parvenir ses idées au monde entier sans l’autorisation d’aucune Constitution. La lutte serait une lutte d’idées. En tout cas, une masse de vérités contre une masse de mensonges. Les vérités n’ont pas besoin de publicité commerciale.

Nul ne pourrait être en désaccord avec la Déclaration de Philadelphie ni avec le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Deux documents qui fondent le droit de lutter contre la tyrannie mondiale en place.

Pouvons-nous ignorer les guerres de pillages et les boucheries qu’on impose aux peuples pauvres qui constituent les trois-quarts de la population de la planète ? Non ! Elles sont tout à fait caractéristiques du monde actuel et d’un système qui ne peut se soutenir différemment. On conduit l’espèce humaine au bord de l’abîme à un coût politique, économique et scientifique énorme.

Je ne me propose pas de réitérer des concepts émis dans d’autres Réflexions. Je me propose, partant de faits simples, de démontrer l’énorme hypocrisie et la carence d’éthique absolue qui caractérisent les actions, chaotiques par nature, de l’administration étasunienne.

Dans « La Machine à tuer », publiée dimanche dernier, j’ai dit avoir appris par un des derniers documents déclassés de la CIA qu’un fonctionnaire du gouvernement cubain qui avait accès à mon bureau avait tenté de m’empoisonner. C’était quelqu’un sur lequel je devais chercher des informations, faute d’avoir sous la main les éléments nécessaires pour porter un jugement. J’en demandais pardon d’avance si je blessais les sentiments d’un de ses descendants, que cette personne ait été ou non coupable. Puis j’ai continué à analyser d’autres questions importantes à partir des révélations de la CIA.

Dans les premiers temps de la Révolution, je me rendais presque tous les jours au nouvel Institut national de la réforme agraire, situé dans le bâtiment actuel du ministère des Forces armées révolutionnaires. Le Palais de Justice, dont la construction avait constitué une juteuse affaire pour le régime renversé, est devenu plus tard le Palais de la Révolution. Le plus gros bénéfice provenait de la hausse du coût des terrains d’où l’on expulsait auparavant des milliers de personnes ; avocat frais émoulu, je les avais défendues gratuitement pendant des mois avant le coup d’Etat de Batista. Il en allait de même avec d’autres édifices de luxe qui étaient bien souvent non achevés.

C’est des bureaux de l’INRA que j’ai écouté, le 4 mars 1960, l’explosion assourdissante du La Coubre et que j’ai vu s’élever une colonne de fumée noire au-dessus du port de La Havane. J’ai tout de suite pensé au cargo d’où l’on était en train de décharger des grenades antichars et antipersonnel que l’on pouvait tirer à partir des fusils FAL que nous avions achetés en Belgique, un pays peu suspect de communisme. Je suis aussitôt parti vers l’endroit. Le bruit du moteur et du trafic m’a empêché d’écouter la seconde explosion. Plus de cent personnes moururent et des dizaines furent mutilées. C’est aux funérailles des victimes que le cri : La Patrie ou la mort m’est venu spontanément.

On sait que tout fut préparé minutieusement par l’Agence centrale de renseignement depuis le port d’embarquement. Le cargo était passé par Le Havre, Hambourg et Anvers. C’est dans ce dernier port, en Belgique, que les grenades furent chargées. Plusieurs hommes d’équipage français moururent aussi dans les explosions.

Pourquoi, au nom de la liberté d’expression, n’a-t-on toujours pas déclassifié un seul document qui permette de savoir comment, voilà déjà presque un demi-siècle, la CIA a fait exploser le cargo La Coubre pour interrompre les livraisons d’armements belges dont elle avait elle-même admis, le 14 juin 1960, qu’elles préoccupaient grandement les Etats-Unis ?

A quoi me consacrai-je dans les journées fébriles qui précédèrent l’attaque de Playa Girón ?

Le premier grand « nettoyage » de l’Escambray eut lieu dans les derniers mois de 1960 et dans les premiers de 1961. Plus de cinquante mille hommes, provenant tous des anciennes provinces de La Havane et de Las Villas, y participèrent.

Un torrent d’armes coulait vers Cuba à bord de cargos soviétiques qui n’explosaient pas, eux, dans nos ports. Nous avions justement tenté, mais en vain, d’en acheter ailleurs, afin de ne pas donner aux Etats-Unis le prétexte dont ils s’étaient servis auparavant pour attaquer le Guatemala, ce qui coûta au fil des années à ce pays plus de cent mille victimes, entre morts et disparus.

Nous achetâmes en Tchécoslovaquie des armes légères et des batteries antiaériennes à double canon de 20 mm. Les chars équipés de canons de 85 mm, de l’artillerie blindée de 100 mm, des canons antichars de 75 mm, des mortiers, des obusiers et des canons de gros calibre, jusqu’à 122 mm, et des batteries antiaériennes légères et lourdes, venaient directement de l’URSS.

Si nous avions suivi les méthodes traditionnelles, nous aurions mis au moins un an à former le personnel nécessaire au maniement de ces armes. Nous le fîmes en quelques semaines. Nous consacrions pratiquement tout notre temps à cette tâche fondamentale, presque deux ans après la victoire de la Révolution.

Nous savions que l’attaque était imminente, mais nous ne savions pas quand ni où elle se produirait. Tous les points d’accès éventuels étaient défendus ou surveillés. Chaque chef à sa place : Raúl dans l’Est, Almeida au Centre, le Che en Pinar del Río. Mon P.C. était dans la capitale, une veille demeure bourgeoise adaptée à ces fins, sur la rive droite la plus élevée de l’Almendares, tout près de l’embouchure.

Il faisait déjà jour, le 15 avril 1961, et dès les premières heures de l’aube, j’étais donc là, recevant des nouvelles de l’Est : un navire en provenance du sud des Etats-Unis, commandé par Nino Díaz, et amenant des contre-révolutionnaires vêtus d’uniformes vert olive similaires à ceux de nos troupes, était apparu du côté de Baracoa pour réaliser un débarquement. Il s’agissait d’une manœuvre de diversion en vue de créer la plus grande confusion possible par rapport au site exact de la direction d’attaque principale. Le bateau était à portée directe des canons antichars, mais le débarquement n’eut jamais lieu.

Nous avions aussi appris le 14 au soir qu’un de nos trois chasseurs à réaction, un appareil d’entraînement mais capable de combattre, avait été abattu au cours d’un vol d’exploration au-dessus de la zone de débarquement éventuelle, sans doute par une action yankee depuis la base navale de Guantánamo ou d’un autre point maritime ou aérien. Nous ne possédions pas de radars pour déterminer ce qu’il s’était passé exactement. C’est ainsi que mourut Orestes Acosta, un pilote révolutionnaire émérite.

De mon P.C., je pus voir comment les B-26 volaient presque en rase-mottes et entendre quelques secondes après les premières roquettes s’abattre par surprise sur nos jeunes artilleurs qui s’entraînaient en grand nombre à la base aérienne de Ciudad Libertad. La riposte de ces vaillants fut presque instantanée.

Par ailleurs, je n’ai plus maintenant aucun doute que Juan Orta fut un traître. Les renseignements pertinents sur sa vie et sa conduite se trouvent là où ils doivent se trouver :
dans les archives du département de la Sécurité de l’Etat qui vit le jour ces années-là sous le feu roulant de l’ennemi et auquel furent assignés les hommes les plus conscients politiquement.

Orta avait reçu les cachets empoisonnés que Giancana et Santos Trafficante avaient proposés à Maheu. La conversation de ce dernier avec Rosselli, qui devait servir de contact avec la mafia, se déroula le 14 septembre 1960, quelques mois avant l’élection et l’entrée de Kennedy à la Maison-Blanche.

Le traître Orta n’avait pas de mérites particuliers. Nous avions échangé de la correspondance quand nous cherchions l’appui des émigrés et des exilés aux Etats-Unis. On l’appréciait pour sa qualification apparente et sa serviabilité. Pour cela, oui, il avait une habileté spéciale. Après la victoire de la Révolution, il put me voir fréquemment durant une bonne période de temps. C’est sans doute à partir de cette possibilité-là que la mafia crut qu’il était en mesure de mettre un poison dans un soda ou dans un jus d’orange.

Il avait touché de l’argent de la mafia censément pour avoir contribué à faire rouvrir les casinos et les maisons de jeu. Il n’eut rien à voir avec cette mesure. C’est moi-même qui pris cette décision : en effet, l’ordre de fermeture, donné sans consultation et en franc-tireur par Urrutia, avait provoqué le chaos et les protestations de milliers de travailleurs du tourisme et du commerce, alors que le chômage était déjà très élevé.

La Révolution ferma définitivement les casinos quelque temps après.

Mais quand on lui fournit le poison, Orta, contrairement aux premiers temps, avait très peu de possibilités d’entrer en contact avec moi. J’étais totalement attelé aux tâches dont j’ai parlé plus haut.

Sans rien dire à personne des plans ennemis, le 13 avril 1961, deux jours avant le bombardement de nos bases aériennes, Orta demanda l’asile à l’ambassade vénézuélienne que Rómulo Betancourt avait mise inconditionnellement au service de Washington. Les nombreux contre-révolutionnaires qui s’y réfugièrent ne reçurent toutefois le sauf-conduit que lorsque les brutales agressions armées des Etats-Unis contre Cuba commencèrent à faiblir.

J’avais déjà dû me dépêtrer à Mexico de la trahison de Rafael del Pino Siero qui, après avoir déserté deux jours à peine avant notre départ pour Cuba – dont il ignorait la date exacte – avait vendu à Batista, pour trente mille dollars, des secrets importants relatifs à une partie des armes et au bateau qui nous transporterait. Faisant preuve d’une astuce raffinée, il avait divisé l’information pour gagner la confiance et garantir l’accomplissement de chaque partie du plan. Il devait toucher d’abord quelques milliers de dollars pour révéler la cachette de deux dépôts d’armes. Une semaine après, il devait livrer le secret le plus important : le nom du bateau qui nous conduirait à Cuba et le point d’embarquement. On pouvait donc nous capturer tous en même temps que les autres armes, mais on devait lui verser avant la totalité de l’argent. Un expert yankee a sûrement dû lui donner des conseils.

Malgré cette trahison, nous sommes partis du Mexique sur le yacht Granma à la date prévue. Des gens qui nous appuyaient croyaient que del Pino ne trahirait jamais, que sa désertion était due à son refus de la discipline et de l’entraînement que j’exigeais de lui. Je ne dirai pas comment j’appris l’opération qu’il avait tramée avec Batista, mais je le sus avec précision et je pris les mesures pertinentes pour protéger le personnel et les armes en transit vers Tuxpan, notre point de départ. Cette précieuse information ne me coûta pas un centime.

A la fin de la dernière offensive de la tyrannie contre la Sierra Maestra, nous dûmes aussi déjouer les ruses téméraires d’Evaristo Venereo, un agent du régime qui, déguisé en révolutionnaire, tenta de s’infiltrer au Mexique. Il était l’agent de liaison de la police secrète de ce pays, un corps très répressif auquel il servit de conseiller lors de l’interrogatoire, les yeux bandés, de Cándido González, un militant héroïque qui fut assassiné après le débarquement. C’était l’un des rares compañeros qui conduisait la voiture où je me déplaçais.

Evaristo Venereo rentra ensuite à Cuba. Il avait reçu la mission de m’assassiner quand nos forces avançaient déjà sur Santiago de Cuba, Holguín, Las Villas et l’Ouest. Nous l’avons appris ensuite en détail quand nous avons saisi les archives du Service de renseignements militaires. Tout y est bien documenté.

J’ai survécu à de nombreux plans d’assassinat. Seuls le hasard et l’habitude d’observer soigneusement chaque détail ont permis à tous ceux qui furent ensuite connus comme les chefs de la Révolution victorieuse : Camilo, le Che, Raúl, Almeida, Guillermo, de survivre aux traquenards d’Eutimio Guerra dans les premiers temps, les plus dramatiques, de la Sierra Maestra. Nous faillîmes être exterminés d’une manière ridicule quand l’ennemi, guidé par le traître, parvint à encercler notre camp dépourvu de sentinelles. Au cours de la brève escarmouche qui s’ensuivit, nous souffrîmes une perte douloureuse, celle d’un ouvrier du sucre, un Noir, combattant merveilleux et actif, Julio Zenón Acosta, qui me précéda de quelques pas et tomba juste à côté de moi.. D’autres survécurent à ce danger mortel et moururent plus tard, comme Ciro Frías, un excellent compagnon et un chef prometteur, sur le IIe Front ; Ciro Redondo, en combattant bravement à Marverde au sein de la colonne du Che, et Julito Díaz qui, sans cesser d’actionner sa mitrailleuse calibre 30, mourut à quelques pas de notre P.C., à l’attaque d’El Uvero.

Nous étions en embuscade à un endroit bien choisi, dans l’attente de l’ennemi parce que nous nous étions rendus compte du mouvement qu’il allait opérer ce jour-là. Notre attention s’était relâchée durant quelques minutes à peine en voyant arriver deux hommes du groupe que nous avions dépêchés comme explorateurs quelques heures avant de prendre la décision de nous déplacer, mais qui revenaient sans la moindre nouvelle.

Eutimio Guerra guidait l’ennemi, vêtu d’une guayabera blanche, la seule chose qu’on voyait dans la forêt des Hauts d’Espinosa où nous l’attendions. Batista avait déjà élaboré la nouvelle de la liquidation de notre groupe et convoqué la presse. Victimes d’un excès de confiance, nous avions sous-estimé en fait l’ennemi qui tirait parti des faiblesses humaines. Nous étions alors environ vingt-deux hommes bien aguerris et triés sur le volet. Ramiro, blessé à la jambe, se remettait loin de nous.

La colonne de plus de trois cents hommes qui avançaient en file indienne sur ce théâtre escarpé et boisé échappa ce jour-là d’un coup dur grâce au mouvement que nous fîmes au dernier moment.

Comment cette machine a-t-elle fonctionné contre la Révolution cubaine ?

Je me suis rendu aux Etats-Unis, invité par le Club de la presse de Washington, dès avril 1959. Nixon daigna me recevoir dans son bureau privé. Il a affirmé ensuite que j’étais un ignorant en économie.

J’en étais si conscient que je préparais trois licences universitaires à la fois pour pouvoir décrocher une bourse qui me permette de faire des études d’économie à Harvard. J’avais déjà passé tous les examens de droit, de droit diplomatique et de sciences sociales, et il ne me restait plus qu’à me présenter aux examens d’histoire des doctrines sociales et d’histoire des doctrines politiques. J’avais bûché sérieusement – aucun autre étudiant n’avait fait cet effort cette année-là – et la voie était dégagée. Mais les événements se précipitèrent à Cuba et je compris qu’il n’était plus temps de recevoir une bourse et de faire des études d’économie.

Je m’étais rendu à Harvard fin 1948. De retour à New York, j’avais acheté Le Capital en anglais pour étudier l’œuvre maîtresse de Marx et, en passant, pour mieux maîtriser cette langue. Je n’étais pas un militant clandestin du parti communiste, comme le pensait Nixon, avec son regard rusé et fouineur. Ce que je puis assurer – et je l’ai découvert à l’université – c’est que j’ai d’abord été un communiste utopique, et ensuite un socialiste radical, et ce à partir de mes analyses et de mes études, prêt à lutter selon une stratégie et une tactique adéquates.

Face à Nixon, ma seule réticence était d’avoir à exposer franchement ma pensée à un vice-président et probable futur président des Etats-Unis, expert en conceptions économiques et en méthodes de gouvernement impériales auxquels je ne croyais plus depuis belle lurette.

Quelle a été l’essence de cet entretien qui a duré des heures, selon ce que raconte l’auteur du mémorandum déclassé où il en parle ? Je n’en ai plus que des souvenirs. Je choisis les paragraphes de ce mémorandum qui explique le mieux, à mon avis, les idées de Nixon.

Castro redoutait en particulier d’avoir irrité le sénateur Smathers par ses commentaires à son sujet. Je l’ai rassuré au début de l’entretien en lui disant que « Meet the Press » était l’un des programmes les plus difficiles auxquels un fonctionnaire public pouvait participer et qu’il s’en était extrêmement bien sorti, d’autant qu’il avait eu eu le courage de parler anglais sans passer par un interprète.

En ce qui concerne sa visite aux Etats-Unis, il est aussi évident que son intérêt principal « n’était pas d’obtenir un changement dans les quotas sucriers ou un prêt du gouvernement, mais de gagner le soutien de l’opinion publique à sa politique.

C’est sa soumission presque aveugle à l’opinion prédominante de la majorité – la voix de la foule – plus que son attitude naïve envers le communisme et son incompréhension évidente des principes économiques les plus élémentaires qui m’a inquiété le plus quand j’ai dû évaluer quel genre de leader il serait à la longue. Voilà pourquoi j’ai passé le plus clair de mon temps à insister sur le fait qu’il avait de grands dons de leader, mais que la responsabilité d’un leader était, non de toujours suivre l’opinion publique, mais de l’aider à se diriger sur la bonne voie, non de donner aux gens ce qu’ils souhaitent à un moment de tension émotionnelle, mais de leur faire souhaiter ce qu’ils devraient avoir.

Je me suis efforcé à mon tour de lui faire comprendre que, même si nous croyons au gouvernement de la majorité, celle-ci peut être tyrannique et qu’elle ne devrait jamais avoir le pouvoir de détruire certains droits individuels.

Franchement, je ne pense pas avoir fait grosse impression sur lui, mais il m’a écouté en tout cas et il semblait réceptif. Je me suis efforcé de lui présenter une idée essentielle : sa place dans l’histoire serait déterminée par le courage et les qualités d’homme d’Etat dont il ferait preuve maintenant. J’ai insisté sur le fait que le plus facile serait de suivre la foule, mais que faire les choses correctes serait en fin de compte meilleur pour elle et, bien entendu, pour lui aussi.

Comme je l’ai déjà dit, il s’est montré incroyablement naïf au sujet de la menace communiste et ne semblait absolument pas redouter que les communistes puissent éventuellement s’emparer du pouvoir à Cuba.

Dans nos discussions sur le communisme, j’ai de nouveau tenté d’argumenter au mieux de ses intérêts et de signaler que la révolution qu’il avait dirigée pourrait se retourner contre lui et le peuple cubain s’il ne conservait pas le contrôle de la situation et s’il ne s’assurait pas que les communistes n’occupent pas des positions de pouvoir et d’influence. Sur ce point, je ne crois pas avoir obtenu grand-chose.

J’ai insisté autant que j’ai pu sur la nécessité pour lui de déléguer des responsabilités, mais là encore je ne crois pas m’être fait comprendre.

Tout en manifestant un intérêt de pure forme pour des institutions comme la liberté d’expression, de presse et de religion, il était évident que sa préoccupation fondamentale était de développer des programmes de progrès économique. Il n’a cessé de répéter qu’un homme qui travaillait dans les plantations de canne à sucre durant trois mois de l’année et avait faim le reste du temps voulait du travail, de quoi manger, de quoi se loger et de quoi se vêtir.

Il a affirmé que les Etats-Unis faisaient une grande stupidité en livrant des armes à Cuba ou n’importe quel autre pays des Caraïbes. Il a dit : « Tout le monde sait que nos pays ne seront pas en condition de participer à la défense de ce continent en cas de guerre mondiale. Les armes qu’obtiennent les gouvernements de ce continent ne servent qu’à réprimer le peuple, comme Batista l’a fait pour combattre la Révolution. Il vaudrait bien mieux que l’argent que vous donnez aux pays latino-américains pour des armes soit destiné à des investissements de capitaux. » Je dois avouer que sur le fond de ses arguments, j’étais loin d’être en désaccord avec lui !

Nous avons longuement discuté des moyens que Cuba pourrait utiliser pour obtenir les capitaux d’investissements nécessaires à son développement économique. Il a insisté sur le fait que ce dont Cuba avait besoin pour l’essentiel et ce qu’il voulait, lui, ce n’était pas des capitaux privés, mais des capitaux publics. »

Je parlais, moi, de capitaux du gouvernement cubain. Nixon reconnaît lui-même que je n’ai pas demandé de ressources à son gouvernement. Il confond un peu et affirme :

« ¼que les capitaux publics étaient limités à cause des nombreuses demandes qu’on nous en faisait et des problèmes budgétaires que nous rencontrions pour l’instant. »

Il est évident que je lui ai expliqué, puisqu’il signale aussitôt :

« ¼que les pays d’Amérique et du reste du monde rivalisaient pour obtenir des capitaux et que ceux-ci ne se dirigeraient pas vers un pays au sujet duquel il existerait de fortes craintes qu’il n’adopte des politiques discriminatoires envers les entreprises privées.
Là encore, je doute d’avoir obtenu grand-chose.

J’ai tenté, en y mettant beaucoup de tact, de suggérer à Castro que Muñoz Marín avait fait un travail remarquable à Porto Rico pour attirer des capitaux privés et pour élever en général le niveau de vie de son peuple, et qu’il pourrait très bien y envoyer un de ses principaux conseillers économiques pour s’entretenir avec lui. Cette suggestion ne l’a guère enthousiasmé, et il a signalé que le peuple cubain était « très nationaliste » et qu’il verrait d’un mauvais œil tout programme engagé avec un pays considéré comme une « colonie » des Etats-Unis.

Je suis enclin à penser que la vraie raison de son attitude est qu’il n’est pas d’accord avec Muñoz Marín, défenseur décidé de l’entreprise privée, et qu’il n’accepte aucun conseil qui le détournerait de son objectif : diriger Cuba vers une économie plus socialiste.

« Vous ne devriez pas tant parler aux Etats-Unis de vos craintes de ce que les communistes pourraient faire à Cuba ou dans d’autres pays d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique. »

J’ai tenté de situer notre attitude envers le communisme dans son contexte, en signalant que le communisme n’était pas qu’une simple idée, et que ses agents étaient dangereusement efficaces dans l’art de s’emparer du pouvoir et d’établir des dictatures.

Il est d’ailleurs symptomatique qu’il n’ait posé aucune question sur les quotas sucriers ni même mentionné spécifiquement l’aide économique.

Mon impression sur lui, en tant que personne, est mitigée. La seule chose dont nous puissions être sûrs, c’est qu’il possède ces qualités indéfinissables qui font les meneurs d’hommes. Quoi que nous puissions penser de lui, il sera un facteur important dans le développement de Cuba et, très probablement, dans les questions latino-américaines en général. Il semble être sincère, mais il est soit incroyablement naïf en matière de communisme, soit d’obédience communiste.
Mais, étant donné qu’il possède cette faculté de meneur à laquelle j’ai fait référence, nous n’avons pas d’autres solutions que de tâcher de l’orienter au moins sur la bonne voie.

Voilà comment conclut son mémorandum confidentiel à La Maison Blanche.

Quand Nixon se mettait à parler, il n’y avait pas moyen de l’arrêter. Il était habitué à sermonner les présidents latino-américains. Il n’apportait pas de notes de ce qu’il pensait dire, ni n’en prenait de ce qu’il disait. Il répondait à des questions qu’on ne lui posait pas. Il introduisait des thèmes uniquement à partir des opinions préalables qu’il se faisait de son interlocuteur.

Même un écolier du primaire n’aurait jamais pensé recevoir tant de leçons à la fois sur la démocratie, l’anticommunisme et d’autres matières de l’art de gouverner. C’était un partisan fanatique du capitalisme développé et de son droit naturel à dominer le monde. Il idéalisait le système. Il ne concevait rien d’autre, et il n’y avait pas la moindre possibilité d’entrer en communication avec lui.

La tuerie a débuté avec l’administration Eisenhower/Nixon. Sinon, comment expliquer que Kissinger se soit exclamé que « le sang coulerait si l’on savait par exemple que Robert Kennedy, Attorney General, avait dirigé personnellement l’assassinat de Fidel Castro » ? Mais, le sang avait coulé avant, les Administrations qui ont succédé n'ont fait que suivre, sauf quelques exceptions, la même politique.

J. C. King., chef de la division Hémisphère occidental [Amérique] de la CIA, écrivait textuellement dans un mémo du 11 décembre 1959 : « Il faut envisager à fond l’élimination de Fidel Castro. [¼] De nombreuses personnes bien informées estiment que la disparition de Fidel hâterait grandement la chute du gouvernement actuel¼ »

Comme la CIA et la Commission sénatoriale Church l’ont reconnu en 1975, les plans d’assassinat ont démarré en 1960, quand l’objectif de détruire la Révolution cubaine fut inscrit dans le programme présidentiel de mars de cette année-là. J. C. King avait adressé son mémorandum au directeur de la CIA, Allen Dulles, en lui demandant expressément d’approuver ses recommandations et d’autres. Elles furent toutes acceptées et envisagées avec satisfaction, en particulier la proposition d’assassinat, comme l’indique cette annotation d’Allen Dulles datée du lendemain, 12 décembre, au document : « La recommandation du paragraphe 3 est approuvée. »

Dans un projet de livre où il analyse en détail les documents déclassés, Pedro Alvarez Tabío, directeur de l’Office des questions historiques du Conseil d’Etat, écrit : « Jusqu’en 1993, les organes de la sécurité de l’Etat cubain ont découvert et neutralisé un total de six cent vingt-sept complots contre la vie de Fidel Castro. Ce total inclut aussi bien les plans entrés dans une phase d’exécution concrète que ceux qui furent neutralisés au départ, ainsi que d’autres tentatives révélées publiquement par les Etats-Unis eux-mêmes par des moyens et pour des motifs différents. Il ne comprend pas un certain nombre de cas qui n’ont pu être vérifiés, parce qu’on ne disposait que du témoignage de quelques participants, ni, bien entendu, les plans postérieurs à 1993. »

Le colonel Jack Hawkins, chef des opérations paramilitaires de la CIA durant les préparatifs de la baie des Cochons, écrit dans un rapport, déclassé auparavant :

« L’équipe paramilitaire a étudié la possibilité d’organiser une force d’assaut plus considérable que la petite force d’urgence prévue avant. Il était envisagé que cette force débarquerait à Cuba après qu’une résistance effective, dont des guérillas actives, eut été mise en marche. Il faut noter que les guérillas ont opéré avec succès dans les montagnes de l’Escambray durant toute cette période. Il était prévu que le débarquement de la force d’assaut, après création d’une résistance étendue, précipiterait un soulèvement général et de nombreuses désertions dans les forces armées de Castro qui contribueraient matériellement à son renversement.

« La conception d’une force d’assaut amphibie et aéroportée fut discutée par le Groupe spécial à ses réunions de novembre décembre 1960. Le Groupe ne parvint pas à une conclusion définitive quant à l’utilisation en dernier ressort de cette force, mais ne s’opposa pas à ce qu’on continue de la développer à toute éventualité. Les représentants de la CIA informèrent le président Eisenhower de cette conception fin novembre. Le président fit savoir son souhait que tous les départements concernés poursuivent vigoureusement toutes leurs activités alors en cours.
De quoi a informé Hawkins au sujet des « « résultats du programme de résistance intérieure (septembre 1960-avril 1961) » ? Rien moins que ce qui suit :

« a) Infiltration d’agents paramilitaires. Soixante-dix agents paramilitaires entraînés, dont dix-neuf radios, ont été infiltrés dans le pays cible. Dix-sept radios sont parvenus à établir des circuits de communication avec le quartier général de la CIA, quoiqu’un certain nombre ait été capturé ensuite ou ait perdu ses équipements.

« b) Opérations de largages aériens. Ces opérations n’ont pas eu de succès. Des 27 missions entreprises, seules 4 ont atteint les résultats escomptés. Les pilotes cubains ont vite prouvé qu’ils ne possédaient pas les aptitudes requises pour ce genre d’opération. Le Groupe spécial a refusé d’autoriser l’engagement contractuel de pilotes étasuniens pour ces missions, tout en autorisant qu’on puisse engager d’autres pilotes à des fins éventuelles.

c) Opération de livraisons maritimes. Ces opérations ont eu beaucoup de succès. Des bateaux naviguant entre Miami et Cuba ont livré plus de quarante tonnes d’armes de guerre, d’explosifs et d’équipements, et infiltré et exfiltré un grand nombre de personnes. Certaines des armes fournies ont permis d’équiper en partie quatre cents guérilleros qui ont opéré pendant un laps de temps considérable dans les montagnes de l’Escambray, dans la province de Las Villas. Une grande partie des sabotages réalisés à La Havane et ailleurs a été menée grâce aux matériels fournis de la sorte.

« d) Développement de la guérilla. Les agents infiltrés à Cuba sont parvenus à développer une vaste organisation clandestine qui s’est étendu de La Havane à toutes les provinces. Néanmoins, il n’y a eu de guérillas vraiment efficaces que dans les montagnes de l’Escambray où des guérilleros mal équipés, estimés à entre six cents et mille et organisés en bandes de cinquante à deux cents membres, ont opéré avec succès pendant plus de six mois. [¼] Un coordonnateur de la CIA entraîné en vue d’action dans l’Escambray est entré à Cuba clandestinement et a pu gagner la zone de guérilla, mais il a été vite capturé et exécuté. D’autres petites guérillas ont agi parfois dans les provinces de Pinar del Río et d’Oriente, mais sans résultats significatifs. Des agents ont fait état dans toutes les provinces d’un grand nombre d’hommes sans armes désireux de rejoindre la guérilla s’ils en disposaient. [¼]

« e) Sabotage.

« 1) Les actions de sabotage d’octobre 1960 au 15 avril 1961 ont été les suivantes :

« a) Environ 3oo 000 tonnes de canne à sucre détruites dans 800 incendies séparés.

« b) Environ 150 autres incendies, dont 42 séchoirs à tabac, 2 usines à papier, une raffinerie de sucre, 2 laiteries, 4 magasins et 21 logements de communistes.

« c) Environ 110 bombes, dont des bureaux du parti communiste, l’usine électrique de La Havane, 2 magasins, la gare de chemin de fer, la gare routière, des baraquements de milices, des voies ferrées.

« d) Environ 200 charges explosives dans la province de La Havane.

« e) Déraillement de six trains, destruction d’une station et de câbles de micro-ondes et de nombreux transformateurs.

« f) Un raid commando par mer contre Santiago a interrompu la raffinerie pendant une semaine. »

Voilà ce que l’on connaît à partir du rapport Hawkins. Tout le monde comprend que deux cents charges explosives dans la principale province d’un pays sous-développé qui vivait de la monoculture de la canne, un travail à demi servile, et des quotas sucriers obtenus parce qu’il avait été pendant deux siècles un fournisseur sûr, mais dont les terres et les sucreries les plus productives appartenaient à de grosses sociétés étasuniennes, constituent un acte de tyrannie brutal contre le peuple cubain. Ajoutez-y les autres actions réalisées.

Je m’arrête là. Pour aujourd’hui, ça suffit bien.

Fidel Castro Ruz

7 juillet 2007

(Granma International)

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