Actualité - Massacre à la Mosquée rouge : la « guerre au terrorisme » de Washington ébranle le Pakistan
Il était cependant impossible à ce moment de déterminer avec exactitude le nombre de morts. Un porte-parole de l’armée, le major général Waheed Arshad, n’a pas voulu donner un décompte précis, affirmant sans mâcher ses mots : « Nous ramasserons les corps lorsque l’opération sera complétée. »
On croit que de nombreuses victimes seraient de jeunes étudiants de la madrassa, venant de familles pauvres et des régions déchirées par les conflits comme le Cachemire et la province de la frontière du Nord-Ouest. Pendant que la mosquée était assiégée, des gens très agités se rassemblaient aux coins des rues, à l’extérieur des barricades de fils barbelés érigées par l’armée, espérant des nouvelles de leurs enfants ou de membres de leur famille coincés à l’intérieur.
« Il reçoit de l’argent pour chaque étudiant des Etats-Unis, de l’Europe et d’ailleurs », a affirmé Badshah Rehman, dont les deux fils étaient à l’intérieur de la mosquée, parlant du dictateur militaire du Pakistan soutenu par les Etats-Unis, le général Pervez Musharraf. « Il a tué nos enfants pour de l’argent », a-t-il déclaré à l’agence de presse Reuters, poursuivant sa vigile avec d’autres parents.
Mardi, dès le début de la matinée, Islamabad fut secoué par une série d’explosions et de tirs nourris d’armes automatiques. La mosquée assiégée est située au centre de la ville et les combats se sont déroulés à proximité d’édifices gouvernementaux et de quartiers résidentiels où demeurent des représentants de l’Etat. La majeure partie de la capitale pakistanaise était soumise à un couvre-feu, ses habitants n’ayant pas le droit de circuler dans les rues. Certains reportages faisaient mention de civils ayant été touchés par des balles perdues à près d’un kilomètre de la mosquée.
L’opération fut exécutée par plusieurs milliers de soldats pakistanais. Selon certains reportages, Musharraf aurait personnellement coordonné l’attaque, qui était dirigée par un commando d’élite qui avait été précédemment sous ses ordres. Le fait que les combats se poursuivaient toujours, 17 heures après le début de l’assaut, témoignait de la ténacité de la résistance.
Les soldats et les policiers pakistanais gardèrent les médias loin de la mosquée et interdirent l’accès aux hôpitaux dans le but de contrôler l’information sur les morts et les blessés, qui pourrait s’avérer encore plus horrible que ce qui a été rapporté jusqu’ici. On menaça même d’abattre les journalistes qui tentaient de franchir ce périmètre.
Parmi ceux qui ont été tués à la mosquée de Lal Masjid se trouvait son recteur Abdul Rasheed Ghazi. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur, le brigadier Javed Cheema, a déclaré à la presse pakistanaise qu’il avait trouvé ce dernier barricadé au sous-sol de la mosquée en compagnie de femmes et d’enfants. Le brigadier a soutenu que, après que les militants eurent fait feu sur les troupes, « Les soldats répliquèrent et il fut tué dans les affrontements. »
On ne sait pas ce qui est advenu des femmes et des enfants qui étaient avec Ghazi, mais en appelant d’un téléphone cellulaire à l’intérieur de la mosquée, un homme rapporta qu’il y avait « des cadavres partout » et que la mère de Ghazi avait été tuée. L’armée et le gouvernement qualifiaient couramment les femmes et les enfants se trouvant dans l’enceinte de « boucliers humains », mettant ainsi leur mort sur le compte des chefs de la mosquée. Ces derniers ont toutefois insisté que ceux qui étaient demeurés dans l’enceinte l’avaient fait volontairement.
Le massacre fut ordonné par Musharraf afin, semble-t-il, d’apaiser les demandes de Washington pour des mesures plus drastiques contre les forces islamiques radicales et pour contenir l’effondrement de sa propre position politique au Pakistan.
Cependant, il y a fort à parier que cette violente attaque contre la mosquée et les nombreuses morts déstabilisera encore plus le Pakistan et pourrait ne s’avérer que la première bataille d’une guerre civile.
Des centaines de supporters armés des assiégés de la mosquée ont bloqué l’autoroute stratégique de Karakorum dans l’Himalaya, une route commerciale clé entre le Pakistan et la Chine. Les manifestants, beaucoup d’entre eux des étudiants de madrassas locales, ont juré de mener une djihad contre le régime de Musharraf.
Lundi dans la région du Bajaur dans la province de la frontière du Nord-Ouest, à la veille de l’attaque contre la mosquée, 20.000 membres de tribus, dont plusieurs avec des fusils d’assaut, ont manifesté dans les rues en opposition au siège de la mosquée, scandant « Mort à Musharraf ! » et « Mort aux Etats-Unis ! » Selon les reportages de la presse, le régime pakistanais avait déployé une division d’environ 20.000 soldats dans la région agitée, qui borde l’Afghanistan.
Les forces d’occupation en Afghanistan, menées par les Etats-Unis, ont procédé à des tirs de missiles sur des cibles dans la région, causant ainsi de nombreux morts, et ont exigé d’Islamabad la permission de mener des opérations de « poursuite » au-delà de la frontière jusque dans le Bajaur et dans d’autres régions du nord-ouest. L’intensification d’une crise entre le régime de Musharraf et les forces islamiques pourrait fournir le prétexte nécessaire à une intervention majeure des Etats-Unis au Pakistan.
Un porte-parole du département d’Etat a indiqué que Washington approuvait ce massacre. « Le gouvernement du Pakistan a agi de manière responsable », a-t-il déclaré. « Tous les gouvernements ont la responsabilité de maintenir l’ordre. »
Negroponte livre son message
À la veille de la bataille, l’ambassadeur américain aux Nations Unies, John Negroponte, qui avait visité Islamabad le moins dernier, déclara lors d’un interview à Voice of America : « C’est une question qui je crois doit être réglée par le gouvernement et les autorités, y compris les représentants des forces de sécurité du gouvernement pakistanais. Ce n’est pas à nous de le dire. Nous allons donc respecter la décision prise par le gouvernement du Pakistan, quelle qu’elle soit. »
Negroponte, un vétéran d’un nombre considérable de massacres organisés par les États-Unis, de l’Amérique centrale à l’Irak, était excessivement modeste. Il ne fait aucun doute que sa discussion avec Musharraf et les autres officiels pakistanais contenait un ultimatum de Washington qu’il termine le travail contre les islamistes.
Le Président Bush, lors d’une apparition à Cleveland mardi, a clairement endossé le massacre à Islamabad. « Je l’aime et je l’apprécie, » a dit Bush à propos du dictateur Musharraf, le décrivant comme « un allié fort dans la guerre contre ces extrémistes. »
Le fait que ces « extrémistes » soient en large mesure le sous-produit de la politique poursuivie par Washington et par ses alliés dans la région, dont le régime militaire pakistanais, est passé sous silence.
La tension entre la mosquée et le gouvernement Musharraf est devenue de plus en plus aiguë dans les derniers mois en raison, d’une part, d’une campagne gouvernementale pour s’approprier des terrains supposément occupés illégalement par les mosquées, et d’autre part, d’une escalade des demandes soulevées par les islamistes pour que la charia soit imposée dans la capitale et à travers le pays. Les étudiants de la mosquée rouge menaient une campagne pour établir leur propre vigile, attaquant des magasins qui vendaient des DVD et des cassettes vidéo et, dans un incident largement couvert le mois dernier, enlevant un groupe chinois d’un salon de massage.
Cet épisode a provoqué des protestations à Pékin ainsi que la colère du gouvernement pakistanais, qui compte la Chine parmi ses partenaires commerciaux et alliés les plus proches.
Mais ces relations n’ont pas toujours été aussi empoisonnées. Ce n’est pas par hasard que le centre principal de la mosquée se trouve à quelques coins de rue seulement des quartiers généraux des services de renseignement militaires pakistanais, le ISI. Durant plusieurs années, Lal Masjud était virtuellement une mosquée gouvernementale, profitant du patronage des dirigeants militaires successifs, à commencer par Ayud Khan il y a plus de 40 ans.
C’est sous le dernier dictateur militaire, Zia ul Haq, que la mosquée a commencé à être étroitement impliquée dans la politique alors poursuivie par le régime pakistanais et les États-Unis dans la région. Elle servit de base idéologique et matérielle significative aux combattants moudjahidin luttant contre l’Union soviétique en Afghanistan. En retour, Zia accorda l’exclusivité immobilière à l’endroit même où se sont déroulés les combats d’hier.
Maulana Abdullah, le clerc musulman qui a dirigé la mosquée pendant des décennies, a été assassiné en 1998. Ses fils – Abdul Aziz, maintenant sous garde policière, et Abdul Rashid, tué lors de l’Assaut – prirent en charge Lal Masjid, maintenant des liens étroits avec les successeurs des moudjahidin, y compris les talibans afghans et Al Qaïda – une relation qu’ils partageaient avec le régime pakistanais et le ISI.
Les relations entre la mosquée et Musharraf se détériorèrent après septembre 2001, lorsque le dirigeant pakistanais appuya l’invasion américaine de l’Afghanistan et le renversement du régime des talibans. Cependant, malgré leurs dénonciations de ses politiques, Musharraf traitait les islamistes avec une relative tolérance, les voyant comme un contre-poids à l’opposition venant de la gauche.
Il ne fait pas de doute que le dictateur pakistanais a pris une décision politique calculée en mettant fin au siège de Lal Masjid par un bain de sang. Dans les premières heures de mardi, une équipe de négociateurs de haut niveau dirigée par Chaudhry Shujaat Hussein, un ancien premier ministre et dirigeant de la Ligue musulmane du Pakistan, avait préparé une entente pour l’évacuation de la mosquée. Cependant, lorsque le document a été présenté à Musharraf, celui-ci révisa presque tous les termes de l’entente, la rendant caduque. Peu de temps après, l’attaque de la mosquée commençait.
Si le besoin de rentrer dans les bonnes grâces de Washington était sans doute un facteur décisif dans les calculs de Musharraf, un autre était la crise politique profonde qui frappe son régime.
Les soulèvements populaires déclenchés par son limogeage du juge en chef du Pakistan, Chaudhry Iftikhar, avaient entraîné des critiques acerbes de son gouvernement et un questionnement sur sa capacité de rester au pouvoir, particulièrement au sein de l’establishment politique et médiatique américain. L’effusion de sang à Lal Masjid a changé la teneur du débat politique, Musharraf étant maintenant présenté comme un allié clé dans la « guerre à la terreur ».
On spécule aussi qu’il pourrait utiliser le siège et les soulèvements qui devraient s’ensuivre comme un prétexte pour imposer un nouvel état d’urgence, contournant ainsi les élections présidentielles et parlementaires prévues dans les prochains mois.
Musharraf peut tenter de procéder à un tel coup en alliance avec le Parti populaire du Pakistan (PPP) de Benazir Bhutto, qui a indiqué être prêt à faire cause commune avec le chef militaire au nom du maintien du sécularisme contre les islamistes.
Le quotidien pakistanais Dawn a noté mardi que le PPP avait presque fait dérailler l’adoption d’une déclaration commune lors d’une conférence regroupant plusieurs partis, tenue par l’opposition pakistanaise à Londres le week-end dernier.
Alors que d’autres partis avaient prôné la démission en masse de leurs membres des assemblées législatives nationales et provinciales existantes si Musharraf essayait d’utiliser ces organes pour se donner un autre mandat sans élection, « le PPP, qu’on croit déjà en négociations secrètes avec le gouvernement, ne voulait pas s’engager à ce que ses parlementaires quittent les assemblées, comme les autres partis sont apparemment déterminés à faire si le général-président va de l’avant avec ses plans », a fait savoir le journal.
Quel que soit l’arrangement que pourraient concocter les factions rivales de l’élite pakistanaise, le massacre de Lal Masjid est un autre signe de la profonde instabilité de toutes les institutions politiques du pays et de la menace montante qu’un important « allié dans la guerre à la terreur » de Washingtion sera plongé dans une crise révolutionnaire.
(World Socialist Web Site, par Bill Van Auken)
Libellés : États-Unis, Moyen-Orient
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